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Génération Z et congestion sociale : quand le Maroc fait face à ses contradictions

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Génération Z et congestion sociale : quand le Maroc fait face à ses contradictions
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La congestion sociale que traverse le Maroc aujourd’hui ne date pas de septembre 2025. Elle s’inscrit dans une accumulation de tensions et de signaux ignorés depuis plus d’une décennie. En 2011, le Mouvement du 20 février a exprimé des aspirations profondes à la dignité et à la justice sociale, porté par l’usage de Facebook et Twitter. En 2016-2017, le Hirak du Rif a rappelé l’exigence de développement territorial, réprimée par de lourdes peines. En 2018, le boycott économique a innové par la consommation, sanctionnant certaines grandes entreprises jugées abusives. Les grèves des enseignants non contractuels et celles des médecins et infirmiers ont révélé un malaise durable dans les services publics. Puis la pandémie de COVID-19 (2020-2021) a mis à nu les fractures sociales : fracture numérique, saturation des hôpitaux, chômage accru. Enfin, l’inflation de 2022-2023 a rendu la vie quotidienne insoutenable : augmentation des produits de première nécessité, prix du carburant, loyers… Le boycott de 2018 annonçait déjà la colère face à la vie chère ; cette fois, elle s’est généralisée. Sans oublier des protestations ici et là dans le pays, revendiquant principalement de l’eau potable et des hôpitaux à la hauteur de leur attente. Tout cela formait déjà un feu couvant sous la cendre.

En 2025, deux déclencheurs l’ont ravivé. À Agadir, la crise de l’hôpital Hassan II : décès évitables, un médecin limogé, une vidéo d’une heure devenue virale, et jusqu’au ministre de la Santé qui s’est déplacé pour sanctionner une vingtaine de responsables. Dans le même temps, la construction à marche forcée de stades de football et même de hockey, en un temps record, a accentué le sentiment d’injustice. Comment justifier ces mégaprojets clinquants quand certaines écoles s’écroulent, que des hôpitaux manquent de tout, et que des régions vivent sans routes ni services essentiels ? Ce contraste est insupportable.

C’est dans ce contexte qu’a émergé la Génération Z, avec leur mouvement « GENZ212 ». Que l’on pensait complétement éloigner de la politique. Contrairement à ces clichés, les réseaux sociaux TikTok et Instagram ne les ont pas éloignés de la politique, ils ont transformé la manière de militer. Comme l’ont montré Zeng & Abidin (2021), TikTok devient un espace de « micro-activisme visuel ». Et comme l’a expliqué Danah Boyd (2014) : « Les jeunes ne rejettent pas la politique, ils rejettent une manière de faire de la politique qui ne leur ressemble pas. »

La Génération Y avait Facebook et Twitter (aujourd’hui X) en 2011 pour le mouvement du 20 février, comme la Génération Z a TikTok, Instagram et Discord en 2025. Les outils changent, mais la quête reste la même : dignité, justice, égalité. La différence réside dans des méthodes plus horizontales, une organisation en communautés connectées, et une comparaison constante avec le reste du monde. Leur langage est visuel, viral, émotionnel. Mais leur message est universel.

Leurs revendications

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce mouvement ne se limite pas à la colère. GENZ212 a publié des revendications détaillées, couvrant trois grands axes :

Éducation et société

  1. Fin de la précarité des enseignants, classes limitées à 25 élèves.
  2. Programmes modernisés (sciences, numérique, IA).
  3. Écoles équipées et construites dans les zones rurales, avec transport gratuit.
  4. Anglais généralisé, universités accessibles à tous.

Économie et emploi

  1. Plafonnement des prix des produits de base.
  2. Salaire minimum s’élevant à 4000 DH.
  3. Réforme des retraites.
  4. Programme d’emplois pour les jeunes.
  5. Fin des monopoles, aides aux PME.
  6. Stopper les privatisations dans les secteurs vitaux.
  7. Réduction de la dette extérieure.

Santé et vie quotidienne

  1. Plus de médecins et d’infirmiers (objectif : 3 pour 1000 habitants).
  2. Hôpitaux régionaux modernes et bien équipés.
  3. Industrie pharmaceutique nationale.
  4. Accès universel aux soins.
  5. Transport public efficace et abordable.
  6. Désenclavement rural : routes, eau, électricité.
  7. Réduction de la pauvreté extrême.

Ces revendications sont au cœur des Objectifs de Développement Durable (ODD 3, 4, 8, 10, 16).

Continuum générationnel et perspective

Il faut rappeler une chose essentielle : leurs revendications concernent toutes les générations. N’en faisons pas un exploit inédit : il est normal, à l’adolescence puis au jeune âge adulte, d’éprouver de l’exaltation et du zèle, avec la conviction que l’on peut changer les choses. Chaque époque a ses outils : les générations précédentes ont elles aussi manifesté et se sont organisées, avec Facebook et Twitter (aujourd’hui X), comme la Génération Z le fait aujourd’hui avec TikTok, Instagram et Discord.

Au fond, les revendications sont les mêmes et universelles (éducation, santé, équité, justice sociale), même si les méthodes diffèrent, esprit du temps oblige. Cette jeunesse a besoin du soutien de ses aînés pour transformer l’essai : compréhension des contraintes institutionnelles, des rapports de force et des réalités économiques. Sur les réseaux sociaux, elle s’exprime avec fermeté : « c’est notre révolte », et le refus de toute récupération (notamment par des partis politiques) est clairement formulé. Cette vigilance est légitime, l’histoire retiendra que ce sont eux qui ont initié ce cycle de mobilisation.

Comme l’ont montré Bennett & Segerberg (2012), les mouvements contemporains reposent sur une « connective action », où les outils numériques personnalisés remplacent les anciennes logiques partisanes, mais où les finalités civiques restent. Et comme le rappelle Margaret Mead (1970), chaque génération « apporte une énergie nouvelle aux mêmes combats, en utilisant les outils de son époque ».

Risque réputationnel : le paradoxe de la Coupe du Monde

Les arrestations de manifestants pacifiques ne sont pas seulement une question interne. Elles peuvent aussi nuire à l’image internationale du Maroc, à un moment où le pays s’apprête à co-organiser la Coupe du Monde 2030. Or, un tel événement est une vitrine mondiale : il attire l’attention des médias, des ONG et des supporters.

Le paradoxe est évident : autant l’organisation de la Coupe du Monde vise à renforcer la notoriété et l’attractivité du Maroc, autant la répression peut produire l’effet inverse. Le cas du Qatar en 2022 a montré comment les atteintes aux droits humains, aux libertés d’expression ou aux minorités ont suscité des critiques de joueurs, d’équipes et d’opinions publiques. Dans un monde connecté, les vidéos circulent vite et les appels au boycott émergent rapidement.

Comme le rappellent des chercheurs : « Les méga-événements sportifs peuvent promouvoir les droits humains, mais ils laissent aussi un héritage négatif lorsque les États hôtes utilisent la répression ou la censure » (Byrne, 2022).

Ainsi, pour que la Coupe du Monde 2030 soit une opportunité et non un risque réputationnel, il est crucial de lier la grandeur sportive à une gouvernance inclusive et respectueuse des droits.

Répression et discours officiel

Face à cela, les manifestations ont été réprimées. Des arrestations ont eu lieu, pendant 3 jours (du 28 au 30 septembre) et nul ne sait combien de temps cela va durer. Des témoignages font état de violences. Là où un dialogue était attendu, c’est la force publique qui a été mobilisée.

Au conditionnel, et à un an des élections législatives, il est plausible que le discours gouvernemental présente ces émeutes comme un mouvement attisé par d’autres partis cherchant à « semer la zizanie ». De même, le discours étatique pourrait insister sur « les avancées majeures » et sur le « rayonnement du Maroc », en suggérant que des acteurs étrangers chercheraient à nuire au pays. Cela reste une hypothèse analytique, formulée pour situer les récits probables autour de cette séquence. SVP, évitez-nous ce genre d’analyse, car elle détourne l’attention des revendications réelles des citoyens et réduit la crise sociale à un simple jeu d’influences partisanes ou étrangères, alors qu’il s’agit avant tout d’un problème de gouvernance et de justice sociale.

Le dialogue pour sortir de la crise

La meilleure voie pour sortir de cette crise (encore petite, mais significative) serait d’ouvrir un véritable dialogue. Inviter ces jeunes à rencontrer les responsables de chaque secteur, leur expliquer ce qui est possible, ce qui est difficile, leur faire des promesses réalistes, leur dire la vérité des obstacles. Bref, les considérer comme des parties prenantes.

Le dialogue apaise. La répression accentue la colère. Dans une logique de développement durable, le dialogue est une ressource renouvelable : il renforce la confiance, consolide le lien social et construit une société plus résiliente.

La Génération Z n’est pas un danger. Elle est une alerte. Elle exprime une colère ancienne avec un langage nouveau. Elle porte un message universel : dignité, justice, équité. Et son combat est celui du Maroc tout entier.

Bibliographie

  1. Bennett, W. L., & Segerberg, A. (2012). The logic of connective action: Digital media and the personalization of contentious politics. Information, Communication & Society, 15(5), 739–768. https://doi.org/10.1080/1369118X.2012.670661
  2. Boyd, D. (2014). It’s complicated: The social lives of networked teens. Yale University Press.
  3. Mead, M. (1970). Culture and commitment: A study of the generation gap. Natural History Press.
  4. Zeng, J., & Abidin, C. (2021). “#OkBoomer, time to meet the Zoomers”: Studying Generation Z’s political participation and activism in the age of TikTok. Journal of Youth Studies, 24(5), 1–18. https://doi.org/10.1080/13676261.2020.1865406
  5. Zukin, C., Keeter, S., Andolina, M., Jenkins, K., & Delli Carpini, M. X. (2006). A new engagement? Political participation, civic life, and the changing American citizen. Oxford University Press.
  6. United Nations. (2015). Transforming our world: The 2030 agenda for sustainable development. United Nations. https://sdgs.un.org/2030agenda .

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