RSE sous tension : quand les multinationales oublient la paix à Gaza

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RSE sous tension : quand les multinationales oublient la paix à Gaza
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Alors que la guerre à Gaza entre dans sa deuxième année, les grandes entreprises mondiales sont rattrapées par une question qui dérange : peut-on se dire « socialement responsable » tout en participant, directement ou indirectement, à une économie de guerre ? Entre technologies duales, communication verte et devoir de vigilance, la RSE vacille face à la réalité des bombes.

Un contexte explosif pour la crédibilité de la RSE

Depuis l’automne 2024, le conflit à Gaza a révélé un paradoxe majeur, en effet, les multinationales qui se présentent comme les championnes du développement durable sont parfois impliquées dans des chaînes de valeur liées à la guerre.

En septembre 2025, Microsoft a désactivé certains services cloud utilisés par une unité du ministère israélien de la Défense, après une enquête du Guardian et d’Al Jazeera montrant que la plateforme Azure hébergeait des données de surveillance de Palestiniens.

Selon Reuters (25 septembre 2025), cette décision a été prise après « un examen interne de conformité éthique », confirmant l’usage de services Microsoft dans des opérations de renseignement militaire.

Mais pour beaucoup d’observateurs, ce geste arrive tard, la firme réagissait à un scandale déjà public, non à un mécanisme de contrôle interne.

Cette logique réactive illustre les limites d’une RSE de façade, davantage tournée vers la communication que vers la prévention.

Les entreprises dans le viseur des ONG

Selon un rapport d’Amnesty International publié en septembre 2025, plus de 40 entreprises internationales seraient impliquées, à des degrés divers, dans « la perpétuation ou la facilitation d’une économie de guerre » à Gaza et en Cisjordanie. Ces entreprises appartiennent aux secteurs de la technologie, de la construction, de la logistique et de la finance. Amnesty estime que « le silence ou l’inaction des multinationales équivaut à une complicité passive dans des violations graves du droit international humanitaire ». (Amnesty, 2025, Global Political Economy Enabling Israel’s Genocide).

La liste n’est pas exhaustive, mais elle cite notamment :

  1. Microsoft et Amazon Web Services, partenaires du projet « Nimbus » avec le gouvernement israélien ;
  2. Palantir, fournisseur de systèmes d’analyse prédictive pour les forces de sécurité ;
  3. Caterpillar, dont les bulldozers D9 sont utilisés dans des opérations de démolition ;
  4. IBM et Google, pour leurs services d’intelligence artificielle appliqués à la surveillance territoriale.

Parallèlement, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a mis à jour fin septembre 2025 une « base de données des entreprises actives dans les colonies israéliennes illégales », qui comprend désormais 158 sociétés. Parmi elles, 34 firmes américaines et 12 européennes continuent de fournir des technologies, matériaux ou financements aux zones de conflit. (UN OHCHR Database, update 2025).

Les contradictions d’un discours « responsable »

Malgré ces faits, les géants technologiques multiplient les déclarations d’éthique. Dans son rapport RSE 2024, Microsoft se présente comme un « acteur d’une IA éthique et inclusive ». Amazon promet « un cloud au service du développement humain ». Mais aucune de ces entreprises n’évoque leurs contrats militaires.

Selon une étude du Corporate Human Rights Benchmark (CHRB, 2025), 68 % des entreprises du secteur technologique n’intègrent aucune évaluation des risques liés aux conflits armés dans leurs politiques de responsabilité sociétale.

Autrement dit, la guerre n’existe pas dans la cartographie des risques de la RSE. Le développement durable reste souvent limité au climat, à la diversité et à la gouvernance interne, sans inclure la paix, pourtant au cœur de l’Objectif de Développement Durable n°16 des Nations unies : Paix, justice et institutions efficaces.

Quand la société civile agit là où les entreprises se taisent

Face à cette inertie, les voix de l’intérieur montent. En 2025, plusieurs ingénieurs de Microsoft, Google et Amazon ont lancé des mouvements internes dénonçant la « double morale » de leurs directions.

Le collectif No Azure for Apartheid a organisé des sit-ins dans les bureaux de Redmond et de Seattle, exigeant l’arrêt des contrats militaires. Résultat : quatre licenciements, selon Associated Press (août 2025).

Ces mobilisations révèlent un tournant : les salariés ne veulent plus être de simples exécutants techniques, mais des acteurs moraux. Leur mot d’ordre « Pas en notre nom » symbolise une mutation de la RSE, qui ne vient plus d’en haut mais des consciences individuelles.

Vers une RSE de la paix ?

Et si la paix devenait enfin un pilier de la responsabilité sociétale ?

Plusieurs experts en développement durable, comme David Vogel (UC Berkeley) ou Sandrine Jourdain (Université Paris-Dauphine), plaident depuis 2023 pour une RSE géopolitique, intégrant la prévention des conflits dans les politiques d’entreprise. L’Union européenne prépare d’ailleurs, pour 2026, une extension de la directive sur le devoir de vigilance (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), afin d’inclure le respect du droit international humanitaire.

Cette évolution législative pourrait forcer les entreprises à auditer leurs chaînes de valeur sous l’angle « paix et droits humains », au même titre qu’elles le font aujourd’hui pour le climat et le genre.

L’heure de vérité

La guerre de Gaza agit comme un miroir pour la RSE mondiale : elle expose la dissonance entre la parole et les actes.

Une entreprise peut-elle vraiment prétendre « changer le monde » si ses technologies alimentent, même indirectement, la violence et la surveillance ?

La durabilité sans paix n’est qu’un leurre et la responsabilité sociétale sans courage moral n’est qu’un slogan.

Le XXIᵉ siècle impose une évidence : la paix n’est plus une option périphérique du développement durable, elle en est la condition première.


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