Depuis la fin septembre 2025, une vague de contestation inédite, menée par la jeunesse marocaine, secoue le pays. Née entre crise économique, déséquilibres sociaux et effritement de la confiance envers les institutions, cette Génération Z 212 revendique un nouveau rapport à la citoyenneté et à la gouvernance.
Dans ce contexte, Futudurable a contacté Omar, jeune médecin engagé, témoin privilégié d’un mouvement qu’il décrit avec lucidité et amour pour son pays.
« Avant tout, je tiens à dire que j’aime profondément le Maroc, avec toutes ses particularités. Et à mes yeux, aimer son pays, c’est aussi avoir le courage d’en dire la vérité ».
1. Vécu et contexte : une colère plurielle
Omar vit dans un quartier relativement calme, peu touché par les manifestations, mais il observe attentivement la situation : « Les manifestations se concentrent surtout dans les quartiers populaires et les grandes places publiques. Depuis l’intervention musclée des forces de l’ordre, une deuxième vague est apparue, plus violente, plus spontanée, portée par des jeunes issus de milieux précarisés ».
Pour lui, il est essentiel de ne pas réduire cette jeunesse à un bloc uniforme : « Tous les jeunes manifestants ne se ressemblent pas. Certains, issus de familles éduquées et favorisées, portent une parole d’espoir et de réforme. D’autres, venus des quartiers défavorisés, expriment avant tout leur désespoir. La violence, dans leur cas, est souvent le langage de la détresse. Ce mouvement a deux visages : celui de la colère et celui de l’espérance ».
Face aux arrestations et aux décès récents, Omar exprime sa tristesse : « On ne peut être qu’attristé et inquiet. Même si certains jeunes ont commis des débordements, la situation est alarmante pour l’avenir du mouvement. La violence vient des deux côtés : celle des jeunes en colère, et celle de certaines forces de l’ordre ». Il note aussi des différences importantes selon les régions : « À Casablanca, la répression a été plus mesurée ; à Rabat, un peu plus forte ; et à Oujda, particulièrement violente. Cela montre qu’il n’y a pas eu de directive centrale uniforme, mais une forme d’improvisation locale ». Son jugement est sans détour : « L’État porte une grande part de responsabilité. D’abord parce qu’il a négligé l’éducation, les maisons de jeunes et les infrastructures sportives. Ensuite, parce qu’il a laissé s’installer une culture d’impunité chez certaines forces de l’ordre. Aujourd’hui, la violence policière semble devenue une habitude, tolérée dans un flou juridique qui dépasse parfois même la loi ».
2. La racine du mal : le citoyen oublié
Omar évoque son quartier d’enfance, Sidi Bernoussi, comme un symbole de cette négligence sociale : « Dans mon quartier, il existait autrefois un complexe sportif et culturel. Tout a été détruit pour aménager des abris pour le tramway. Depuis, les jeunes n’ont plus d’endroits où se retrouver. Ils errent dans les rues, beaucoup tombent dans la drogue et les psychotropes ». Pour lui, cette situation découle d’un choix historique mal orienté : « Après l’indépendance, il aurait fallu se concentrer sur la formation du citoyen, sur son éducation, sur sa conscience civique. Regardez Singapour : ce n’est pas une démocratie, mais c’est un pays qui a misé sur l’éducation, la discipline et la compétence. Aujourd’hui, il est en tête de l’innovation et de l’enseignement. Le Maroc aurait pu suivre une voie similaire, à sa manière, sans copier de modèle étranger, mais en misant sur l’humain ». Il ajoute avec gravité : « On ne s’appelle pas sapiens par hasard. Nous avons un cerveau pour réfléchir, penser, méditer. Si nous ne cultivons plus cette capacité, nous perdons ce qui nous distingue ». Sur le plan moral, Omar alerte sur les conséquences de l’humiliation : « La violence engendre l’humiliation, et l’humiliation, à son tour, nourrit la vengeance. C’est un cycle dangereux. Omar Ibn El Khattab disait à ses successeurs : “Ne violentez jamais un homme, car l’humiliation engendre des actes irréparables.” Cette parole, vieille de quatorze siècles, est d’une actualité bouleversante ».
3. Revendications et attentes : la dignité comme horizon
Omar résume ainsi la motivation des jeunes : « S’ils sont descendus dans la rue, c’est pour exprimer leur déception profonde envers l’État, envers les dirigeants qui décident de leur avenir sans les écouter ». Il établit un parallèle instructif avec les mouvements précédents : « En 2011, le mouvement du 20 février a échappé au chaos parce qu’il était porté par de vrais acteurs politiques : des syndicats, des militants expérimentés, des partis d’opposition solides. Aujourd’hui, tout cela a disparu. Les contre-pouvoirs ont été affaiblis ou domestiqués. Les jeunes n’ont plus d’interlocuteurs crédibles. Alors, ils ont pris la rue comme dernier espace d’expression ». Selon lui, la Génération Z 212 ne réclame pas seulement des réformes, mais une refondation morale de l’action publique, « Nous parlons de gouvernance durable : un État intègre, une administration efficace, une justice sociale réelle. Beaucoup de jeunes demandent la démission du gouvernement, qu’ils perçoivent comme corrompu, et la reddition des comptes. Ils veulent une éducation gratuite et de qualité, un système de santé digne et équitable, et la même exigence dans les infrastructures sociales que dans celles construites pour la Coupe du Monde ». Il ajoute avec conviction : « Le Marocain, même avec peu de moyens, peut innover et réussir. Mais il faut lui donner les outils ». Puis, dans un souffle plus intime : « J’ai toujours voulu être un citoyen actif. Mais j’ai constaté qu’au Maroc, quand on agit, on est soit corrompu, soit marginalisé. J’ai donc choisi de faire ma part à mon échelle, d’être une petite lumière dans mon entourage ».
4. Une nouvelle conception de la politique
Omar situe la singularité de ce mouvement dans sa structure : « Le mouvement du 20 février était d’abord politique, soutenu par des forces partisanes. Le Hirak du Rif, lui, était social mais structuré. La Génération Z 212, c’est différent : elle n’a ni leader ni encadrement. Elle exprime une conscience politique d’un nouveau type, fondée sur la réalité quotidienne. Pour nous, la politique, ce n’est pas la conquête du pouvoir, mais la bonne gestion du social et de l’économie ». Cette génération, explique-t-il, rejette les formes traditionnelles de représentation : « Nous voulons une gouvernance moderne, rationnelle, centrée sur le citoyen, et non des discours creux ».
5. Dialogue et confiance : Discord comme agora
Le Chef du gouvernement a proposé un dialogue, mais pas dans la rue. Pour Omar, cette initiative n’a aucune crédibilité :
« Les jeunes ne veulent pas dialoguer avec lui. À leurs yeux, il n’a plus de légitimité. Le seul message qu’ils attendent de lui, c’est sa démission. Ils ne reconnaissent que la lettre adressée au Roi Mohammed VI ». Il explique pourquoi Discord est devenu la plateforme privilégiée du mouvement :« Discord protège l’anonymat. C’est un espace de discussion libre et sûr, impossible à infiltrer facilement. On y échange sur tout : sport, films, culture, politique. Ce n’est pas un réseau d’influence, mais un lieu d’idées. L’esprit du mouvement, c’est que les gens suivent des idées, pas des personnes. L’anonymat, c’est une protection, mais aussi une manière d’éviter la récupération et l’ego ».
6. Préserver la paix, éviter la dérive
Omar insiste sur la nécessité de garder le mouvement pacifique : « Il faut combattre les discours de haine, d’où qu’ils viennent. Certains incitent les jeunes à la violence, d’autres encouragent la répression, parfois en appelant à tirer sur les manifestants. Ces deux extrêmes sont dangereux pour la stabilité du pays ». Il appelle à un retour à la raison : « Les forces de l’ordre doivent faire preuve de mesure et n’utiliser la force qu’en cas d’absolue nécessité. La provocation et les humiliations ne font qu’alimenter la colère. Un jeune humilié devient imprévisible, parce qu’il n’a plus rien à perdre ».
7. Le mouvement peut-il durer ?
Sa réponse est sans hésitation : « Tant que l’État ne répondra pas clairement, le mouvement continuera. Il a toutes les conditions pour durer : pas de leader unique, une base large, et une jeunesse déterminée. Mais si le gouvernement démissionne, ce serait un signe d’écoute qui pourrait apaiser la situation ».
8. Un patriotisme lucide
Malgré les blessures, Omar garde foi en l’avenir : « Même sans résultats immédiats, le mouvement a déjà réussi une chose : remettre les questions sociales au cœur du débat national. Cela a montré que le manque d’éducation est une urgence nationale ». Son attachement au Maroc est profond : « Ces jeunes aiment leur pays. Leur critique est une forme d’amour. Quand on critique une maison, ce n’est pas pour la détruire, mais pour l’embellir. Moi, j’avais l’opportunité de travailler en France, dans de bien meilleures conditions, mais j’ai choisi de revenir. Parce qu’aimer le Maroc, c’est vouloir le changer ».
9. Une génération en quête de cohérence
La Génération Z 212 incarne une rupture sociologique majeure. Connectée, exigeante et critique, elle refuse le fatalisme et réclame une cohérence entre les discours officiels et la réalité vécue. Cette jeunesse n’est pas apolitique : elle est post-politique, elle réclame une gestion juste, transparente et efficace.
Dans le tumulte de la rue et des réseaux, elle pose une question essentielle :
Que signifie être citoyen au Maroc aujourd’hui ?
Soyez le premier à commenter cet article.